Une traversée technique
C’était le matin, tôt le matin, très tôt le matin. Il faisait encore nuit noir alors que nous approchions la zone de pilotage.
La navigation dans la mer des Caraïbes s’était passée sans encombre. Les navires de croisière étant prioritaires, il n’y avait pas eu besoin de rejoindre la zone de mouillage où se trouvaient de nombreux navires qui attendaient leur tour pour franchir ce mythique passage. Plusieurs embarcations nous abordèrent : l’une pour les pilotes du canal, l’autre pour les officiels du canal. Entre vérifications des documents de douane, d’immigration et la visite du navire, l’équipage avait déjà fort à faire tandis qu’à la passerelle, le commandant et les pilotes échangeaient et se partageaient les informations techniques du navire ainsi que celles relatives au canal afin d’optimiser le temps et la sécurité du transit. Des inspecteurs de navigation se trouvaient également sur la passerelle afin de vérifier le bon fonctionnement des appareils de sécurité et de navigation du navire ainsi que les brevets professionnels de l’équipage.
Il n’est en effet pas question que le moindre retard ou problème technique ne viennent perturber le ballet incessant des autres navires.
Chaque navire a une jauge qui lui est spécifique : La jauge correspond au volume du navire. Volume des aménagements, volume de la cargaison, volume des machines, des soutes …Ces jauges sont définies à la construction du navire et déterminent ses caractéristiques. Elles permettent entre autre de calculer les tarifs de frais de port et de pilotage. Les autorités du canal de Panama se distinguent, tout comme celles du canal de Suez, en imposant leurs propres modes de calculs afin de déterminer le prix du passage.
Régnait alors sur la passerelle une effervescence inhabituelle alors que le navire se dirigeait vers la première écluse d’une série de trois successives : Les écluses de Gatun ! L’agitation de la technocratie fit soudain place au calme que nécessite la plus haute concentration du pilote et du commandant! Faire entrer un fil dans le chas d’une aiguille ! Faire entrer un navire de trente mètres de large dans une écluse de trente-trois mètres entre chaque paroi. Garder une vitesse suffisante pour rester manoeuvrable mais freiner le navire sur les 320 mètres qu’offre l’ouvrage ! Le pilote et le commandant positionnèrent le navire précisément dans l’axe de l’écluse. Le passage des écluses allait s’effectuer grâce à l’assistance des “mules”.
Ces mules, sont en fait des locomotives électriques qui circulent le long des écluses sur des crémaillères. Leur poids d’une trentaine de tonnes leur permet de conserver le navire précisément dans l’axe de l’écluse au moyen d’élingues en acier.
Lorsque l’avant du navire entre dans l’écluse, rapidement, une élingue est envoyée de chaque côté du pont de manoeuvre avant. Une fois celles-ci amarrées à bord, les mules entrent en oeuvre pour contrôler l’avant du navire celui-ci continuant d’avancer manoeuvre avec son gouvernail pour conserver l’arrière du navire dans l’axe de l’écluse. Une fois que l’arrière du navire franchit l’entrée de l’écluse, deux autres élingues sont envoyées sur le pont de manoeuvre arrière pour prendre le relais du gouvernail. Le navire reste ainsi durant le passage des trois écluses sous le contrôle des mules et n’a plus qu’à contrôler sa vitesse pour se relancer au passage des portes, le freinage étant assuré par ces mêmes mules.
C’est une concentration maximum, une collaboration sans limite ni faille entre les marins et le personnel de terre qui permet le succès de ces opérations afin d’élever le navire dans le lac Gatun vingt-six mètres au dessus du niveau de la mer.
Une faune diverse et une flore luxuriante
Le soleil se levant, se dégageait déjà une atmosphère chaude et humide qui ne tarderait pas à voiler les couleurs qui commençaient à se détacher des ombres de la nuit. La journée promettait pour cette fois d’être belle. D’autres passages s’étaient effectués dans la brume ou sous des orages accompagnés de pluies torrentielles.
Le port des chapeaux, des chemises à manches longues, l’usage de crème solaire avaient donc été recommandés aux passagers. Il leur avait également été demandé que toutes les fenêtres des balcons et portes d’accès sur les ponts extérieurs soient scrupuleusement tenues fermées au risque que la ventilation et la climatisation interne du navire deviennent inopérantes. De plus, combien de passagers avaient-ils fait la désagréable expérience de voir leurs cabines envahies d’insectes de toutes tailles et de toutes sortes lesquels étaient alors ramassés littéralement à la pelle ! On ne traverse pas une forêt tropicale sans quelques inconvénients aussi minimes soient-ils !
En effet, le canal de Panama se situe à 9 degrés Nord de latitude et bénéficie donc d’un climat généralement chaud et humide offrant à notre navigation une vue sur une flore et une faune des plus riches. Préparez jumelles et téléobjectifs ! Il est tout à fait possible d’observer toutes sortes d’oiseaux et de crocodiles ! La nature luxuriante ici présente n’est pas sans rappeler celle de l’Amazonie !
La création par l’homme du lac Gatun a fait émerger de la surface de ces nouvelles eaux des îles qui n’étaient par le passé que monticules, collines et excroissances naturelles au sein de monts et vallées forgées au cours du Pliocène, voire du Miocène il y a treize à quinze millions d’années. Elles servent aujourd’hui de refuge à une végétation qui contemple le passage tranquille des navires d’une humanité qui a sacrifié la tranquillité d’une nature sauvage pour le bénéfice du transport maritime, indispensable aux échanges industriels de l’humanité.
Ce lac artificiel “Gatun Lake” est l’une des principales clés du fonctionnement du canal de Panama : comme nous l’avons vu, le climat de la région étant de type tropical, les très abondantes pluies arrosant les reliefs environnants se déversent dans les cours d’eaux qui alimentent la rivière Chagres, Rio Chagres, avant de se déverser dans la mer côté Mer des Caraïbes.
Le génie de l'homme et la puissance de la nature
L’ingéniosité de l’homme est d’avoir su utiliser les lois de la nature à ses desseins : contrôler et canaliser l’eau du ciel à force de barrages et écluses pour mettre à profit les principes d’Archimède afin de faire passer un navire par dessus les montagnes ! Mais à quel prix ! … La navigation à travers le “Gatun Lake” s’effectuera sans encombre entre collines devenues îlots artificiels nés de la détermination de l’homme de franchir quoiqu’il en soit les montagnes pour se rendre d’un océan à l’autre.
C’est ainsi, qu’une fois sorti des trois premières écluses Gatun (Gatun Locks), s’offrait à nous le spectacle d’une matinée en mer. En mer ? difficile, en effet, d’imaginer qu’en réalité, nous naviguions à vingt-six mètres d’altitude sur un lac artificiel parmi crocodiles et végétation luxuriante comme propulsés une fois franchi la porte magique de Gatun dans un nouveau monde plein de féerie.
De ces monticules de terre rougeâtre survivants de l’inondation créée par l’homme, émergeait le vert vif et luisant des magnolias, guayacans et acacias desquels s’envolaient quelques oiseaux multicolores à l’approche des navires. Sur la terre ferme, c’était les singes hurleurs qui s’agitaient dans la canopée exultant l’humidité excessive et oppressante. Celle-ci ne tarderait pas à se condenser pour alimenter sous forme de pluie, cette voie artificielle de 77 kilomètres de long de l’Atlantique au Pacifique à travers monts et vallées et empruntée par quelques quatorze mille navire par an. De New-York à San-Francisco, c’étaient vingt-deux-mille-cinq-cent kilomètres d’océans qu’il fallait affronter en passant par le Cap Horn. Depuis le 15 août 1914, ce n’était plus que neuf-mille cinq-cent dont il fallait s’affranchir !
Et tout cela grâce à la ténacité, à la persévérance, voir même à la folie de l’orgueil humain faisant fi des contraintes de la nature !
Alors que les rives du lac se resserraient, notre navire continuait à tracer son sillage dans ce canal tout en croisant autres cargos et pétroliers venant du Pacifique pour gagner l’Atlantique s’épargnant ainsi quelques treize-mille kilomètres de navigation.
Notre route longeait maintenant la ligne de chemin de fer reliant la ville de Colon à l’entrée du canal côté Atlantique à Panama sortie du canal côté Pacifique en passant par Gamboa que nous n’allions pas tarder à apercevoir. C’est dans cette ville de taille modeste que se situe la “Dredging Division” en charge de l’entretien du canal. C’est là que la fameuse grue “Titan” reconnaissable à ses couleurs blanche et rouge, attend ses directives pour se déplacer en vu d’effectuer l’entretien des portes des écluses du canal. Cette grue a une histoire bien particulière puisque construite en 1941 en Allemagne pour le port de Hamburg, elle est récupérée par les Américains au titre de dommage de guerre. Après un long service aux Etats-Unis, c’est en 1996 qu’elle est cédée à l’administration du Canal de Panama. En un temps, la plus grande et plus puissante du monde, sa hauteur est de cent quatorze mètres et peut soulever jusqu’à trois-cent-cinquante tonnes.
Alors que nous laissions déjà Gamboa sur notre arrière, le chemin de fer, lui continuait sa route sur un pont enjambant la rivière Chagres puis nous quitta pour s’enfoncer dans la forêt vers sa destination finale.
Une construction mouvementée
Le prix à payer pour construire ce canal fut cher. Très cher ! Certes l’argent ne manqua jamais malgré le “Scandale de Panama”. Les Français conduits par De Lesseps durent laisser la main aux Américains mais il fallait passer coûte que coûte. Entre 1881 et 1914, plus de vingt-mille personnes payèrent de leurs vies pour cette journée de passage à bord d’un navire. Typhus, malaria, fatigue extrême, accidents du travail ; rien ne leur fut épargné. La “Coupe Gaillard” (Culebra Cut) est là pour nous le rappeler. Oui, il fallait passer coûte que coûte, même au prix de l’excavation d’une montagne qu’il fallait traverser. Ici, plus de végétation luxuriante. Fini les singes hurleurs. Juste une profonde cicatrice longue et droite dans la montagne telle la brèche de Rolland.
La nuit était rapidement tombée, la nature s’était désormais cachée sous un voile noir donnant naissance aux lueurs de l’activité humaine. C’est ainsi qu’au travers de l’obscurité, le Pont Centenaire s’était paré de mille feux, sans doute pour rendre hommage à la folle entreprise de l’homme sur la nature. Un collier scintillant surplombait notre route comme un diadème accroché dans le ciel reliant les deux parties d’une Amérique désormais coupée en deux.
Sortie dans l'Océan Pacifique
La journée avait été bien remplie mais n’en était pas pour autant terminée. Il fallait maintenant redescendre les vingt-six mètres du lac pour rejoindre l’Océan Pacifique. Les mules de l’écluse Pedro (Pedro Lock) nous attendaient déjà. Le programme de passage planifié plusieurs jours à l’avance avait été scrupuleusement respecté.
Une fois sorti, c’est le lac Miraflores qui nous recevait pour nous mener jusqu’aux deux écluses successives du même nom où encore une fois, des mules nous attendaient piaffant d’impatience pour nous remettre tout en douceur aux bons soins des eaux du Pacifique. Alors que nous longions les faubourgs Balboa de la ville de Panama sur bâbord et passions sous le pont des Amériques, les lueurs s’amenuisèrent puis l’horizon commença à s’élargir pour dévoiler l’infini de l’océan Pacifique. Les pilotes débarquèrent pour rejoindre, après une période de repos, un autre navire qui ferait le chemin inverse.
Le surlendemain, nous fîmes escale à Manta en Equateur. Nous avions tous retrouvé à bord un rythme plus calme après une journée de mer. Le commandant s’octroyait alors une visite à Montecristi non loin de là. Lors de la construction du canal de Panama, un commerce s’était établi entre le chantier et cette ville d’Equateur. C’est en effet ici que se fabriquaient les fameux chapeaux tressés par des mains pleines de talent afin de protéger les ouvriers des méfaits excessifs du soleil. Voilà l’origine du chapeau Panama rétablie !
Des traversées dans le temps
C’est une expérience peut-être un peu différente que vous pourrez vivre lors de votre prochaine traversée. De nombreuses menaces pour le canal se profilent à l’horizon :
Ces nouvelles écluses doublent les précédentes sans les remplacer ce qui permet d’augmenter le nombre de passages quotidiens de navires tout en économisant l’eau des sassées. Ce sont désormais des remorqueurs qui guident les navires et non plus les “mules”. Le canal a été élargi et approfondi en plusieurs endroits.
Mais soyez rassurés : Panama reste et restera toujours une expérience, un mythe ; Panama est riche d’une histoire dont vous faites désormais partie car vous avez traversé son canal. Traverser un canal est toujours un moment d’émotion. C’est remonter dans le temps. Suez, Corinthe, Kiel, Panama : autant d’obstacles naturels surmontés par le génie de l’homme. Autant d’ouvrages qui ont contribué à faciliter les échanges entre les civilisations. Des sillons creusés dans le sol pour servir de ponts entre les hommes !
© Photos de P. Fichet-Delavault